Préface de Marie-Rose Guarniéri
Le Tourbillon de la vie*
Chers lecteurs,
Avec vos libraires, vous dialoguez souvent sur des livres que vous avez lus et qu’ils vous choisissent parfois fiévreusement. Au- jourd’hui, c’est avec une profonde émotion que nous vous offrons un véritable trésor de l’édition française.
Le destin, l’amitié et sûrement pas le hasard l’ont fait réapparaître comme un photophore insolite un soir de fête discrète en compa- gnie du merveilleux Serge Rezvani, connu aussi sous son nom de Cyrus Bassiak, qui signifie « va-nu-pied » en russe… La première fois qu’il m’ est apparu, il jouait son rôle dans un film de François Truffaut. Il avait un pull blanc, le regard d’un portrait du Fayoum et, comme un ange maladroit, il accompagne à la guitare Jeanne Moreau qui interprète la chanson mythique Le Tourbillon de la vie… Il m’arrivait de le croiser parfois rue Séguier, il ne doit pas s’en souvenir, mais son sourire qui ressemblait à celui du chat de Lewis Carroll m’a incitée à lui organiser un jour une rencontre littéraire.
C’est un festin d’inviter ce « pluri-indisciplinaire », comme il se définit lui-même, né en 1928 à Téhéran… Authentique homme de la Renaissance, il est à la fois peintre, poète, romancier, homme de théâtre et auteur d’innombrables chansons du patrimoine français. Ses toiles ont été rendues célèbres par des expositions notamment au musée d’Art moderne de Paris, au Centre Georges-Pompidou ou encore aux galeries Berggruen ou Maeght…
À travers ses collaborations avec François Truffaut, Jean-Luc Godard et Tony Richardson, Serge Rezvani est apparu comme le compositeur du cinéma de la nouvelle vague.
Il n’en est pas moins le porte-drapeau d’un art populaire : écrire et composer des chansons qui se jouent aussi pour le peuple, dans la rue…
Sous toutes ces formes, ce troubadour, voleur de feu, a poursuivi l’amour.
Comme vous le savez, nos librairies sont des refuges sacrés pour les livres des écrivains. Notre fortune est d’y nouer parfois avec eux des amitiés.
Un soir, donc, vers minuit, comme pour nous enchanter encore au moment où nous allions nous séparer, ce fils de magicien persan affirmant n’être fils de personne, nous sortit d’une main de presti- digitateur un livre mystérieux qu’il avait créé à l’âge de dix-sept ans avec Paul Eluard: Elle se fit élever un palais…
Tous les convives ont été captés par ce déconcertant magnificat littéraire, fruit de la liaison insolite de deux artistes contrebandiers. J’ai immédiatement pensé que sa perfection plaiderait en fa- veur des valeurs célébrées à l’occasion de notre fête de la librairie indépendante…
Une alchimie sublime, magistrale s’opère entre les mots d’Eluard et les gravures de Rezvani (onze compositions gravées sur bois en pleine page).
Instantanément, nous avons été subjugués par la pauvreté essentielle de ces images, leur instinctive liberté, leur élégance surnaturelle nous transportant au cœur de la grotte primitive Chauvet ou parmi les statues géantes de l’île de Pâques.
Les silhouettes d’encre noire de ces femmes gravées sur bois sont autant d’icônes archaïques qui surgissent de la nuit des temps et entament ensemble une grande danse universelle et originelle.
Extrait du recueil La Rose publique paru chez Gallimard en 1934, puis repris plus tard dans le recueil La Vie immédiate (collection Poésie/Gallimard n°18), Elle se fit élever un palais a été publié dans cette édition sur vélin de Montval, son faible tirage se justifiant par la fragilité des bois utilisés.
Ce magnifique poème-tableau d’Eluard s’ouvre comme un es- tuaire, s’offre comme un brasier, son âme vagabonde frémit, ses mots construisent un vaste royaume où l’amour se consume éternellement. Tels deux grands aventuriers de la blessure, Paul Eluard et Serge Rezvani dans ce livre se touchent, se parlent, flirtent et nous invitent à une valse aux images sans pareilles…
Ce livre d’artiste, tiré à l’époque à seize exemplaires, était réservé aux collectionneurs et aux galeristes. Nous avons voulu sortir de la confidentialité de la bibliophilie cette catégorie d’ouvrages en élargissant de façon conséquente sa diffusion.
C’est donc avec une grande fierté que, grâce à mes partenaires historiques Actes sud, Thierry Magnier, le Centre national du livre, le Conseil régional d’Île-de-France mais aussi, cette année, la grande maison Gallimard et la Fondation du Crédit Mutuel pour la lecture, nous allons mettre entre vos mains 28 500 exemplaires.
Notre geste renoue ainsi avec la tradition éditoriale française, l’artisanat sublime des grands livres célestes d’artistes incarnés par des Giacometti, Picasso, Alechinsky, somptueux antidotes aux livres numériques…
N’est-il pas crucial, dans ce moment où le public est enseveli sous une avalanche d’images parfois frelatées ou fades, consommées sur des supports désubstantialisés, de commettre ce geste éditorial à rebours de l’époque ? Je crois en la puissance du souffle artistique de ce livre !
Ce poème est revenu du fond des âges comme une grenade ou une torche pour réveiller nos intériorités « occupées »…
Qui mieux que Paul Eluard, poète de l’engagement et de la Résistance durant les années noires en France, pour incarner le combat de la librairie indépendante en faveur de la liberté intérieure et de l’esprit de résistance ?
Poète porteur d’espérance, l’amour est pour Paul Eluard « la force révolutionnaire ».
À un moment historique de désengagement politique et de radicalisation culturelle, il nous semble urgent de renouer avec ce haut lieu de la littérature qu’est la poésie ! Les poètes semblent désormais relever d’un genre littéraire ésotérique, ils sont pourtant ceux qui savent le mieux nous ré-enchanter.
La poésie est nécessaire à qui rêve, au présent et au futur, d’accomplir tout le possible de son humanité et tente de répondre aux diverses sollicitations du bonheur. Le poète poursuit inlassablement l’élucidation de forces obscures toujours envahissantes, celle des faux-semblants, des conventions, des mystifications…
Notre compagnon de route pour cette journée de la librairie indépendante, Serge Rezvani, a toujours été et est un magnifique catalyseur, il a suscité des désirs d’aventure artistique chez tous.
Avec lui, nous lançons ce livre comme une colombe dans le ciel et elle rencontrera des destinataires inattendus.
Sans théorie ni posture, animés d’un élan sincère envers cette œuvre à la fois sublime, simple et pure, nous désirons seulement faire rêver les lecteurs en créant un surprenant palais de papier…
* Chanson écrite par Serge Rezvani.
Préface d’Antoine Gallimard
« La lumière me soutient»
Serge Rezvani a raconté dans Le Portrait ovale (Gallimard, 1976) la genèse de ce livre rare, né de sa rencontre artistique et amicale avec Paul Eluard comme « de la pauvreté et du jeu incessant des multiples ruses qu’il fallait déployer pour la contourner.» Car Elle se fit élever un palais, publié à seulement seize exemplaires chez Maeght en 1947, est un enfant de l’immédiat après-guerre et de ses restrictions matérielles. Les estampes qui l’illustrent ont été gravées et encrées par l’artiste sur des caissettes de récupération, faute de matériau plus noble. L’inspiration ne se mesure pas à la richesse du support: il n’est pas de palais unique où loger la beauté, en matière de bibliophilie comme en toutes choses. Et il fallait parfois être inventif, quelques mois après la Libération, pour faire imprimer de beaux livres comme des éditions plus ordinaires : on se souvient de ces romans tirés à la Libération sur les papiers verdâtres ini- tialement prévus pour les filtres de masques à gaz… sans parler de la section « Case d’armons » de Calligrammes multigraphiée sur le front, des années plus tôt, par le soldat Guillaume Apollinaire. La contrainte n’exclut ni la liberté ni l’inspiration ; Serge Rezvani le rappelle dans ses mémoires, en prenant soin de distinguer son travail de celui de l’artisan ou du technicien consciencieux et en donnant sa faveur à la spontanéité de l’intention créatrice. C’est le geste qui compte : « Le Nombre d’Or aspire à la mer étale, à la mort. Toute perfection formelle répond à la loi d’entropie – comme l’Utopie. Mais le formuler, c’est déjà produire un cadavre. »
Mais ici, c’est de vie qu’il s’agit. La poésie est le langage des rêveurs éveillés, de ceux à qui il appartient de célébrer le lien entre l’univers des songes et nos consciences diurnes. Ce vibrant poème de Paul Eluard, extrait de La Rose publique, célèbre merveilleusement cette indivisibilité. À chacun sont données la lumière et les couleurs du jour; notre règne, notre seule souveraineté, relève du visible, de l’audible, du tactile, du sensible. Eluard en célèbre la beauté dans ses vers, sans voiler toutefois l’épaisseur enfouie des choses et leurs silences. Mais si ce qui se cache à nos yeux reste une énigme (« Je ne peux pas deviner les racines », « les veines souterraines » et moins encore « les os de ceux qui ne sont pas mes semblables »), la nuit de notre conscience, elle, reste accessible « au jour levant», lorsque « l’horizon ressuscite ». Éclatante révélation! Cette petite femme, légère et virevoltante, « cette ombre qui me dé- passe », si ténue ou précaire soit-elle, prolonge le « jour qui n’en finissait plus », celui du rêve et de la suspension du temps. Et voilà que notre vie éveillée se charge de sa tremblante présence ; ce visage contemplé, ces tempes d’amoureuse, ce « cœur d’en haut», deviennent le support onirique de nos jours : « C’est autour de sa tête que/ tournent les heures sûres du lendemain». Tous les mystères, y compris ceux de l’invisible sous nos pieds ou au-dessus de nos têtes, se résolvent dans la « fidélité infinie » de ce songe, recréé et transmis comme une promesse fragile par le verbe du poète. Le poème d’Eluard s’achève sur l’image d’une transparence sereine, comme si notre présence au monde avait retrouvé une virginité en- gageante, rouverte miraculeusement par la clé des songes: « Vers l’avenir cette fenêtre nue». Eluard est le grand poète de la liberté !
Les gravures tramées de Serge Rezvani, apparitions vigoureuses et précaires sont à l’unisson de cette révélation et de cette expérience, suggérant par leur texture et leur trait une double appartenance à la vie rêvée et à la vie vécue. L’artiste les a imprimées lui-même dans l’excellent atelier du lithographe Mourlot, auquel Gaston Gallimard, André Malraux ou Jacques Schiffrin ont si sou- vent confié le tirage de leurs livres illustrés, destinés aux bibliophiles ou aux jeunes lecteurs des années 1930. C’est une grande joie pour nous de contribuer à leur apporter une plus large notoriété, à l’occasion d’une réimpression si bien inspirée.
Et notre satisfaction est d’autant plus grande que la réalisation de ce livre célèbre un autre lien, sans lequel la parole créatrice et singulière d’un auteur, l’imagination d’un artiste et les efforts d’un éditeur resteraient une honorable mais vaine intention: le lien qui unit les libraires aux lecteurs. « La lumière me soutient», écrit Paul Eluard; osons dire, inspirés par cette parole si forte, que cette mise en lumière des livres sur les tables des libraires est ce qui nous sou- tient tous, ce trait d’union nécessaire et fructueux entre l’amont et l’aval de notre paysage littéraire commun. La Saint-Jordi est un rendez-vous annuel qui offre l’occasion de célébrer de façon festive et généreuse cette fructueuse relation, qui tient à la fois du labeur, de la vocation, de la conviction et de la conversation. Et c’est autant l’éditeur que le libraire qui parle ici, soucieux de ce que les livres restent bien présents dans notre quotidien pour le demeurer aussi dans nos rêves et nos souvenirs.
Un grand merci enfin à Marie-Rose Guarnieri et à l’association Verbes pour leur implication dans ce projet fédérateur et élégant; nous leur sommes reconnaissants d’avoir pensé à y impliquer la maison dont Eluard fut l’un des plus grands poètes et où Serge Rezvani, que je salue, eut aussi ses relais.
Préface de Serge rezvani
Elle se fit élever un palais
Ce livre tiré à seize exemplaires date de près de soixante-dix ans.
Il s’ est fait presque de lui-même, sans préméditation de la part de ses auteurs, juste l’ intuition que l’un des plus beaux poèmes de Paul Eluard puisse s’ allier avec un tel naturel aux gravures sur bois d’un jeune peintre d’ à peine dix-sept ans…
Bien souvent la précarité offre de telles surprises.
Faute de pouvoir m’acheter des couleurs et même du papier pour peindre ou dessiner, abandonné à Nice, sans aucunes ressources, au lendemain immédiat de la guerre, alors qu’ il fallait encore des tickets pour obtenir du pain et que ces tickets d’ alimentation ne suffisaient pas à ceux qui, comme moi, manquaient du minimum d’argent nécessaire. Qui n’ a connu ces années noires aura du mal à imaginer ce que cela représente : être démuni de tout dans un monde tout aussi démuni au sortir de cette longue période de guerre.
Il n’est pas rare, et même assez fréquent, que les situations désespérées offrent aux hommes l’occasion de s’élever au-dessus d’eux- mêmes par des prises de positions éthiques ou esthétiques assez raffinées. Par exemple, qu’on se souvienne, justement du poème de Paul Eluard: « Liberté j’écris ton nom »… À l’origine, m’avait-il confié, c’était le nom de Nusch, son amour d’alors, qui avait sus- cité dans un premier jet ce poème. Délicat déplacement, montrant combien amour et liberté resteront toujours indissociables. Et toute l’œuvre d’Eluard est parsemée de glissements de cette élégance.
Donc ne pouvant ni peindre ni dessiner, j’avisais qu’à l’aube, dans les rues de Nice, les habitants de la ville déposaient devant leurs portes des boîtes à savon faites de planchettes, en guise de poubelles. Voilà quel matériau s’offrait à moi ! Oui, l’extrême mi- sère m’offrait gratuitement un support d’une texture délicate qu’il me suffisait de dégrossir avec une lame pour faire éclore des profils de femmes venus du fond des temps, comme si depuis la Perse antique je les portais innocemment en moi.
Rentré à Paris, Paul Eluard en fut très séduit. Surtout, m’avait-il dit, que ces gravures illustraient un rêve troublant, qu’il avait eu d’une femme… laquelle s’était fait élever un palais qui ressemblait à un étang dans la forêt, car toutes les apparences réglées de la lu- mière étaient enfouies dans des miroirs… J’avais trouvé le titre de ce poème (qu’Eluard m’avait dit de sa voix douce) d’autant plus merveilleux que j’étais un lecteur amoureux d’Edgar Allan Poe dont le « Cottage Landor» et le « Domaine d’Arnheim» me te- naient lieu de références littéraires étrangement proches, par leur climat, des images de ce poème. Ce que Paul Eluard avait apprécié, venant d’un si jeune peintre. Le projet de ce livre fut soutenu par plusieurs poètes surréalistes dont Mony de Boully grand biblio- phile, ami d’André Breton et des poètes du Grand jeu, et aussi le marchand de tableaux Aimé Maeght, ainsi que l’imprimeur litho- graphe Mourlot, qui chacun à leur façon contribuèrent à ce qu’il existe effectivement.
Pendant plusieurs mois je tirai les planches, avec les paumes de mes mains qui s’usèrent jusqu’au sang, puisque je ne pouvais utiliser aucun accessoire mécanique pour un contact délicat avec seule de l’encre de Chine. Voilà pourquoi le livre ne dépassa pas seize exemplaires, faisant de cet ouvrage l’un des plus rares de la bibliophilie contemporaine. De plus, chaque exemplaire était signé de Paul Eluard pour signifier son extrême rareté.
Durant soixante-dix ans nul n’a jamais pu revoir cette œuvre devenue mythique. Et c’est à la faveur d’une vente récente chez Artcurial qu’elle a réapparu… achetée momentanément par moi… pour être aussitôt préemptée par l’État, afin que cette rareté re- joigne le fonds Eluard, où elle a sa place.
Tant d’années après, voici sa réédition par Marie-Rose Guarnieri, n’est-elle pas miraculeuse ?
BIOGRAPHIE DE PAUL ELUARD
Paul Éluard (1895 – 1952) compte parmi les poètes français qui ont marqué l’histoire littéraire.
Il adhère au dadaïsme et devient l’un des piliers du surréalisme en ouvrant la voie à une action artistique engagée. Ambassadeur du surréalisme, il voyage dans toute l’Europe soumise à des régimes fascisants, ce qui lui vaut une reconnaissance internationale comme poète et comme résistant face à l’oppression.
À la Libération, il est fêté avec Louis Aragon comme le grand poète de la Résistance. Paul Éluard est un porteur d’espérance. Pour lui, l’amour est la grande force révolutionnaire. Sa poésie est d’abord une exaltation lucide du désir.
Il est aussi sans doute le poète chez qui la collaboration avec les peintres, qui va parfois jusqu’à la fusion de l’image et du texte, a été la plus importante. Les liens très profonds qui unissaient Éluard et ses amis artistes, peintres et sculpteurs, se reflètent dans les nombreux poèmes qu’il leur a consacrés, sans compter ceux qu’il leur a dédiés.
Parmi ses amis fidèles, comptons : André Breton, de Man Ray, Benjamin Péret, Jean Paulhan, René Char, Pablo Picasso Raymond Queneau, Jean Dubuffet…
Ses œuvres les plus célèbres sont Capitale de la douleur (1926), L’Amour la poésie (1929), Les Mains libres en collaboration avec Man Ray (1938), Liberté (1942), Courage (1943).
Les Œuvres complètes en deux tomes sont établies par Marcelle Dumas et Lucien Scheler et publiées en 1968 par Gallimard dans la collection Bibliothèque de la Pléiade.
BIOGRAPHIE DE SERGE REZVANI
Serge Rezvani, né Boris Serge Rezvani en 1928 à Téhéran, est un peintre, graveur et écrivain ainsi qu’un auteur-compositeur-interprète de chansons. Il se qualifie de pluri-indisciplinaire.
Il s’initie à la peinture dans l’Atelier d’Emile Othon Friesz. Ses toiles seront rendues célèbres par des expositions collectives notamment au Musée d’Art moderne de Paris, au Centre Georges Pompidou ou encore à la Gallaria Del Leone.
Serge Rezvani sera aussi reconnu comme écrivain dramaturge et écrira plus de 40 romans et 15 pièces de théâtre dont quelques-unes seront représentées à la Comédie Française. Il sera président du jury au Festival du cinéma russe à Honfleur en 2009.
Passionné de musique et il écrira plus de 150 chansons, dont la célèbre Le Tourbillon (de la vie), interprétée par Jeanne Moreau dans le film Jules et Jim, ainsi que de J’ai la mémoire qui flanche, également interprétée par Jeanne Moreau (il signa ces chansons sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak, ce qui signifie « va-nu-pied » en russe). Avec ses collaborations avec François Truffaut, Jean-Luc Godard et Tony Richardson, avec pour interprètes Jeanne Moreau, Anna Karina et Vanessa Redgrave, Serge Rezvani apparaît comme le compositeur du cinéma de la nouvelle vague.
Distinctions :
Grand Prix des poètes de la SACEM 2000
Grande médaille de la Chanson française de l’Académie française 2007
Prix Prince Louis de Polignac 2016
Paul Eluard et Serge Rezvani : la rencontre
Serge Rezvani raconte : « Ne pouvant plus peindre faute de toiles et de couleurs, la nuit j’allais voler des poubelles, à l’époque de simples caisses de bois. Me servant des planches brutes, je gravais des profils de femme. Ensuite, en les encrant, je tirais sur une feuille de papier ces silhouettes de chair en réserve, dont la blancheur nue naissait des nœuds, veines, striures du bois vivant par le tremblé d’une richesse de dentelle de Chine. Paul Éluard vit par hasard les premiers tirages de ces gravures chez Monny de Boully. Il voulut me rencontrer. Ces profils de femmes verticales coïncidaient avec un rêve qu’il avait célébré par un poème. Pendant six mois je tirai chez Mourlot les planches de ce livre (…) j’allais souvent chez Éluard pour lui montrer les planches au fur et à mesure que je les tirais. Avant même que je ne sorte les gravures, il me faisait asseoir à table et m’apportait du pain et du fromage. Je mourais de faim, il le savait. »
Le poème Elle se fit élever un palais… est présent dans le recueil La Vie immédiate :
François Chapon*
Le livre d’artiste
Entretien par Jean-Noël Mouret
1 – Vous êtes le spécialiste incontesté du livre illustré, comment est née votre passion pour le sujet ?
Quand j’ai passé le diplôme supérieur de bibliothécaire pour en- trer à la bibliothèque Doucet, j’ai eu à choisir un livre illustré dans la production moderne et à en faire le commentaire. À l’époque, je venais de faire la connaissance d’un homme qui a eu beaucoup d’influence sur moi, le poète Pierre Reverdy. Il m’avait montré ce livre qu’il avait fait avec Picasso, Le Chant des morts, pour moi l’un des plus beaux livres de l’époque. Avec lui j’ai découvert le nouveau langage qu’avait créé peu à peu le livre illustré moderne. Mon mi- lieu familial, lié aux avant-gardes héritières de l’Impressionnisme et du Symbolisme, m’avait préparé à cette révélation.
Est-ce un signe ? Je crois être l’un des derniers survivants à avoir approché le grand acteur du renouveau du livre, Ambroise Vollard, lorsqu’il rendait visite à mon père. J’avais alors neuf ans…
2 – Vous venez d’évoquer un « nouveau langage»…
Je dis « nouveau langage » car, sous le couvert d’une haute ambition bibliophile, on était en train de modifier la relation de servitude où s’était trouvé, depuis des siècles, l’illustrateur par rapport au texte. L’obéissance à des consignes de fidélité uniquement descriptive était contestée. L’entrée en force des peintres dans le livre, grâce à des marchands de tableaux comme Vollard, ou Kahnweiler, fai- sait surgir une réalité née de la coexistence originale entre le visuel des formes et l’abstraction de l’écriture. Si le livre était réussi se dégageait entre ses principaux acteurs ce qu’Eluard a superbement défini comme « la ressemblance involontaire ». Elle existait entre Reverdy et Picasso, Ponge et Braque, Char et Staël, Du Bouchet et Tal Coat, pour ne citer que quelques-uns.
3 – Avez-vous vraiment été le premier à vous passionner pour le sujet ?
Jamais je ne prétendrai à un tel rôle. Aujourd’hui, il y a pléthore de travaux sur le livre illustré moderne. Dans ma jeunesse, à l’époque où les gens de ma génération se préparaient à devenir bibliothécaires, les manuels spécialisés et l’enseignement se montraient, en général, assez négligents sur la période contemporaine. En tout cas, ils n’in- sistaient guère sur l’apparition de ce phénomène révolutionnaire où la coexistence de deux modes d’expression, d’essence différente, était exploitée comme la modulation d’une même quête, mais dans le respect de l’autonomie de chacun de ses éléments.
4 – Par quels cheminements est né le livre illustré moderne?
Paradoxalement, tout commence avec le refus de l’illustration par Mallarmé. Il n’était pas le seul : il est frappant de constater, par exemple dans les enquêtes du Mercure de France à la fin du xixe siècle, à quel point les écrivains de qualité de l’époque étaient opposés à l’il- lustration. Un peu plus tard, Claudel écrira des lignes terribles contre les illustrateurs de Flaubert. Les auteurs d’avant-garde rejetaient alors l’intrusion d’un réalisme plastique en marge de leur invention verbale. Celle-ci, estimaient-ils, se suffisait à elle-même. Quant aux peintres, tels que Degas ou Monet, voire Renoir, ils répugnaient à soumettre leur inspiration, manifestation spécifiquement autonome, au service d’une autre création, si grande fût-elle.
5 – Comment la situation s’est-elle inversée ?
De manière tout aussi paradoxale, grâce à Mallarmé, qui a fina- lement souhaité mettre à contribution des peintres qu’il plaçait dans la même zone d’élévation que la sienne. Manet a illustré L’Après-midi d’un faune et la traduction mallarméenne du Corbeau d’Edgar Poe. Cela dit, Monet, Degas et Berthe Morisot se sont dé- robés lorsque Mallarmé les a sollicités avec un projet d’illustration du Tiroir de laque. Seul Renoir a répondu à l’appel.
6 – Le livre illustré semble prendre son essor à partir des années 1900…
De même que Mallarmé avait choisi de travailler avec des peintres qu’il aimait, les livres illustrés de cette époque, de l’avant-quatorze à l’immédiat après-guerre, sont nés de la rencontre de grands poètes et de grands peintres qui ont souvent travaillé indépendamment des éditeurs. Même s’ils ont parfois eu des commanditaires, ils sont res- tés jusqu’au bout les seuls maîtres d’œuvre. De telles rencontres sont à l’origine de chefs-d’œuvre comme le Bestiaire d’Apollinaire avec Dufy ou La Prose du Transsibérien de Cendrars et Sonia Delaunay.
7 – Ensuite interviennent les marchands d’art, tout particulièrement Ambroise Vollard…
Phénomène très singulier : de même que le livre imprimé a trouvé sa forme parfaite dès Gutenberg, le livre illustré a trouvé son ac- complissement parfait dès le premier titre publié par Vollard, Pa- rallèlement de Verlaine illustré par Bonnard. Vollard a su mettre à la disposition de l’aventure les moyens financiers et la liberté totale. Respectueux de l’autonomie du peintre, il lui a laissé toute latitude pour s’exprimer, même en rupture avec les techniques et les modes consacrées par le monde des bibliophiles.
8 – Voulez-vous dire que ses livres ont été mal accueillis par les amateurs ?
C’est le moins qu’on puisse dire ! L’accoutumance au livre illustré nouvelle formule a été très lente, il ne faut pas se faire d’illusion. Vollard a été rejeté par les puissants bibliophiles de l’époque, qui faisaient la pluie et le beau temps sur le marché du livre d’art, et qui ne voulaient de ses ouvrages à aucun prix. Ils ne supportaient
pas, par exemple, l’utilisation de la lithographie dans ses livres. Les amateurs exigeaient alors des gravures sur bois ou sur cuivre.
En face, Vollard préconisait une tout autre conception, où les techniques devaient se mettre au service des désirs de l’artiste. Il mettait la lithographie sur le même plan que les bois gravés ou les cuivres et n’hésitait pas à mêler des techniques différentes, comme il l’a fait avec sa Vie de sainte Monique illustrée par Bonnard.
De plus, Vollard était contesté dans ses choix mêmes: l’annonce de l’illustration des Fables de La Fontaine par Chagall déclencha un scandale! Le plus français des poètes entre les mains du plus russe des illustrateurs, il n’en fallait pas plus pour que la presse de l’époque, très conservatrice et nationaliste, crie au blasphème! En fait, Vollard avait vu clair : il y a un accord entre ces deux ins- pirations. L’abstraction de La Fontaine et l’abstraction de Chagall coïncident harmonieusement.
9 – Au passage, le terme « illustration » n’est pas sans ambiguïté…
Effectivement, il existe deux conceptions du livre d’illustration. Si l’on prend un illustrateur de génie du xixe siècle, Gustave Doré, et si l’on compare la façon dont il a illustré les Fables avec la façon dont Chagall a entrepris la même opération, on s’aperçoit que Gustave Doré est trop insistant sur les détails – des détails réalistes qui ne sont même pas dans le texte de La Fontaine. Il y a donc une suren- chère, avec le désir de rendre visible encore mieux ce qu’a vu le poète. Chagall, lui, rejoint le fabuliste en allant à l’essentiel des circons- tances de la fable grâce aux possibilités suggestives de son pinceau.
10 – Peut-on dire que le livre illustré fonctionne mieux avec la poésie qu’avec la prose?
Il est certain que la poésie, ou les proses qui en relèvent, se prête mieux à la proximité de l’art plastique par la même recherche d’une expression totale sans le recours aux dissociations de l’analyse romanesque. Il suffit pour s’en persuader de comparer dans la produc- tion de Vollard l’emprise qu’exerce sur nous la suggestion du verbe les plus éblouissants, les plus étonnants qui soient, y compris dans la forme, est né de la rencontre de Sonia Delaunay et de Blaise Cendrars. Sa forme était en rupture avec la formule habituelle du livre. L’ouvrage se présente comme un dépliant de deux mètres de long, présenté comme un « poème-tableau ». Si cet ouvrage reste une exception à la physique classique du livre, c’est qu’il répond au désir de révéler sa synthèse aussitôt dans l’ampleur de son déploiement.
14 – Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le livre illustré semble prendre un nouvel essor…
Vollard est mort, Kahnweiler, âgé, a pris ses distances. Cependant de nouveaux noms apparaissent sur la scène du livre illustré : Iliazd, Aimé Maeght, Tériade, Jeanne Bucher, Sylvie Galanis, Jean Hugues. Certains d’entre eux, au premier chef Maeght, éditeront de préférence des poètes contemporains des peintres. Tous étaient égale- ment capables de chercher les supports qui rendaient encore plus sensible ce rapprochement, qu’il s’agisse du choix du papier ou de celui des caractères. Et l’on assiste aussi à l’irruption triomphante de la couleur. Jusque-là, les grands livres illustrés étaient dans leur immense majorité en noir et blanc. Ainsi les créations de Skira avec Picasso, Matisse, Dalí…
Maeght et Tériade rendent à la lithographie ses lettres de no- blesse. Un merveilleux technicien comme Mourlot n’est pas étran- ger à cette résurrection. Maeght finira, d’ailleurs, par créer son propre atelier de gravure.
15 – À côté des livres illustrés financés par les marchands d’art, les « francs-tireurs » ne manquent pas…
Certes, de nombreux livres ont été faits de manière artisanale et au coup par coup. Autant d’entreprises très audacieuses pour des artistes qui souvent n’avaient pas de ressources matérielles.
L’un des exemples les plus frappants est celui de Serge Rezvani, comme il le raconte lui-même : « Ne pouvant plus peindre faute de toiles et de couleurs, la nuit j’allais voler des poubelles, à l’époque de simples caisses de bois. Me servant des planches brutes, je gra- vais des profils de femme. Ensuite, en les encrant, je tirais sur une feuille de papier ces silhouettes de chair en réserve, dont la blan- cheur nue naissait des nœuds, veines, striures du bois vivant par le tremblé d’une richesse de dentelle de Chine. Paul Eluard vit par hasard les premiers tirages de ces gravures chez Mony de Boully. Il voulut me rencontrer. Ces profils de femmes verticales coïncidaient avec un rêve qu’il avait célébré par un poème. Pendant six mois je tirai chez Mourlot les planches de ce livre (…) j’allais souvent chez Eluard pour lui montrer les planches au fur et à mesure que je les tirais. Avant même que je ne sorte les gravures, il me faisait asseoir à table et m’apportait du pain et du fromage. Je mourais de faim, il le savait. »
16 – La réalisation de ce livre, dont le tirage se limita à seize exem- plaires, est devenue légendaire…
Le support des gravures, un bois tendre de caisse d’emballage, était très fragile. La qualité de cette surface ajoute au charme des com- positions de Rezvani: elle laisse flotter un frémissement, une bru- me autour des sujets. Annonce-t-elle la disparition qui se produit au bout du seizième exemplaire ? Le bois trop tendre était usé par le travail de la pression.
* François Chapon est Directeur honoraire de la bibliothèque littéraire Jacques- Doucet et ancien Conservateur général des Bibliothèques. Il est en particulier l’au- teur de Le Peintre et le Livre. L’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, Grand prix Vasari de l’édition d’art 1988, réédité en 2018 aux Éditions des Cendres.
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